Episodes 21 à 23...

16 juillet - Après s'être attardés dans la petite église de Chalais et avoir acheté les fameux gâteaux fabriqués par les soeurs du monastère, nous redescendons à Voreppe et roulons vers Parménie. Parménie ! Saint Jean-Baptiste de La Sale, fondateur de l'Institut des Frères des Ecoles Chrétiennes, a animé ce coteau, fréquenté sa chapelle. Les manifestations religieuses, ici, sont riches et peu communes. Informée du déroulement des épisodes successifs, j'entraîne Ouram sur les pas des saints et saintes qui ont choisi cette colline et gravé leur empreinte spirituelle ou matérielle. Pieds nus sur les dalles fraîches, Ouram m'apprend à utiliser les lieux. Les heures s'écoulent toujours beaucoup trop vite quand il me transmet ses connaissances. Ici, on ressent une solidarité humaine dans l'espace et le temps. L'héritage spirituel des bâtisseurs du passé est palpable dans l'enceinte des murs. Cela me rappelle une journée de décembre vécue à Délos. Totalement seuls, avec Vincent, sur cette île grecque, nous y réalisions un reportage photographique. Respectueuse des lieux, je frôlais du doigt le marbre blanc de l'agora et embrassais du regard les ruines somptueuses du passé. Le bleu profond du ciel se confondait au bleu d'une mer relativement calme. Dans les interstices du marbre étincelant, surgissaient les coquelicots carmin. La pure intimité des quatre éléments nous avait émus à l'extrême. Pour la première fois, je vivais l'union du ciel, de la terre, de l'eau et du soleil. Le silence, uniquement troué pr la risée passagère du vent, s'ajoutait à la perfection de cette oeuvre. L'absence de touristes nous épargnait l'agitation. La plénitude me clouait sur place. La civilisation disparue transpirait de ces pierres alignées ou entassées. Les statues, presque intactes, du temple de Cléopâtre, rougeoyaient peu à peu dans les rayons du soleil déclinant. L'appareil photo en main, je mesurais les limites de ce qui était pourtant un excellent appareil professionnel. Pour restituer, émotionnellement, ce tableau mes yeux restaient le plus sensible des systèmes optiques.

- Hou ! Hou ! Où es-tu ?

Ouram m'entraîne vers la voiture car, ici aussi, le soleil rougeoit au fur et à mesure que le soir descend.

- Regarde-toi dans le rétroviseur, me dit-il un sourire au coin des lèvres.

Je distingue trois paillettes dorées sur la bouche. Je les prends, comme je peux, et les aligne dans un bout de papier que je plie et replie maintes fois. La coupe se remplit... mais il ne reste que quelques jours avant l'anniversaire ! Mais cela ne m'inquiète pas absolument pas.

18 juillet - Corné, usé, le livre Ishi  est entre mes mains. Enfin ! Tous les bouquinistes de Grenoble ont eu ma visite. Finalement, c'est à Voiron que j'ai déniché ce précieux livre. Vu son état, il a circulé dans de nombreuses mains et cela m'enchante. J'ai acheté un coupon de tissu chiné. Le tissage des différents fils de couleur s'apparente à un motif indien, quelle chance ! C'est dans ce tissu que j'envelopperai l'ouvrage, la culture de la nature, c'est-à-dire le cadeau d'anniversaire d'Ouram.

20 heures : soirée en compagnie d'Annie Béghin, qui arrive du Pakistan. Le récit de nos aventures défile, se croise ou se superpose. Je lui raconte tout, elle s'étonne à peine. Sa grande culture confère à son caractère une ouverture, une compréhension, une écoute attentive. Quand elle repasse la porte, tard dans la nuit, pour d'autres voyages, d'autres aventures, je lui donne la paillette qui brille sur le pouce de mon pied droit.

 

                                                            *

19 juillet - Avec les velux ouverts, la sonnerie du téléphone me parvient diluée dans les chants d'hirondelles. C'est Romain, le frère de coeur de Julie. Depuis plus de neuf ans, ils partagent la passion de la musique et de la clarinette en particulier. Julie étant à Boston, le concert de ce soir se fera sans sa complicité.

- Marie, ça ne va pas. Je suis malade, Julie n'est pas là et j'ai besoin de parler. J'ai appelé sa famille à Boston mais ils sont partis en balade. Je n'ai pas le moral, je suis fatigué, je ne dors plus et...

- Romain, ta répétition est à quelle heure ?

- 13h30.

- Viens manger avec moi.

- D'accord.

- Tu sais Romain il n'est pas trop tard. Si tu veux, Jean-Paul peut te voir et t'aider.

- Ok. Je prépare mes affaires de concert et j'arrive.

Bien. J'ai le temps de finir mon courrier avant de préparer le repas. Penchée sur l'étroit bureau d'écolière de Coralie, j'accélère le rythme de mon écriture. Même avec une plume de verre c'est assez facile. Je suis rapidement à jour. Avant de redescendre de cette mansarde lumineuse, je retends le vieux couvre-lit jeté en vrac sur le tapis. C'est à cet instant précis que je repère les points brillants. Ils se détachent nettement sur la cotonnade blanche. Je m'accroupis et constate, déconcertée, que ce sont des paillettes dorées. Elles sont au nombre de treize. Je m'immobilise paralysée par un point d'interrogation plus gros que mon cerveau. Qu'est-ce-que c'est ? Je sais que ce sont des paillettes, mais leur nombre m'impressionne car, jusqu'à présent, je connaissais la magie à l'unité... Mon premier réflexe est de chercher la source de cette pluie dorée sur mon lit. Tout en me posant des questions logiques sur l'origine de cette découverte, je connais par avance toutes les réponses. Dans cette maison il n'y a pas de paillettes, pas de maquillage de fête susceptible de répandre des brillants, pas de vêtements lamés, pas d'objets décorés en relief. Rien, absolument rien, et c'est ce rien qui me rend particulièrement heureuse. Avec le fin bout de ma plume, je décolle les paillettes et les transfère, une à une, dans le creux de ma main. Mon pendule décrit un cercle large, lent et régulier au-dessus de cette pile. Redescendant de l'échelle, je choisis un minuscule pot de porcelaine et son couvercle assorti. Avant de les transvaser je contemple la paume de ma main : que c'est beau ! Mais la sonnette de la porte d'entrée retentit.

- Entre.

- Marie, qu'est-ce que tu fais, qu'est-ce que tu as ?

- Salut Romain, excuse-moi de ne pas t'avoir ouvert, j'ai cru que c'était Jean-Paul !

- Qu'est-ce que tu as, ta main est toute violette ?

- Ma main ,

- Mais oui, regarde, elle est violette !

- Je ne vois rien. Mais j'ai des picotements : ce sont les paillettes.

- Les paillettes ?

- Oui, regarde. J'ai des paillettes et je ne sais pas d'où elles viennent.

- Marie, arrête de te ficher de moi et dis-moi d'où sortent ces paillettes !

En bon cartésien, matheux de surcroît, il scrute ces petits éclats et reste impressionné par la couleur de ma main. Un second coup de sonnette et je présente Jean-Paul à Romain.

- Ouram, avant de soigner Romain, peux-tu lui expliquer ce qui arrive depuis quelque temps ? Je viens juste de trouver treize paillettes sur mon couvre-lit.

Les laissant seuls, je m'éclipse avec mon trésor du jour. Une dizaine de minutes se sont écoulées quand la voix énergique de Romain m'appelle.

- Marie, viens vite ! Mes mains, regarde mes mains !

Je constate que nous avons, maintenant, l'invraisemblable en commun... il a une dizaine de paillettes sur les doigts. Je prends une photo qui, délicatement, soulève chaque parcelle dorée et les glisse dans une enveloppe qu'il emportera. Il est tout heureux. Après la séance de soins d'Ouram, nous déjeunons gaiement. Malgré le scepticisme et l'étonnement de Romain, de certains proches ou même de mes filles, ces manifestations présentes ébranlent leurs convictions. Par contre, elles donnent un véritable coup de fouet à bon nombre de femmes en plein désarroi.
Dans notre monde fragilisé par ses incertitudes et ses complexités, ces moments singuliers sont rafraîchissants. Une interview de Federico Mayor me revient en mémoire : Nous devons élargir la notion de patrimoine avec la reconnaissance du patrimoine immatériel, symbolique et spirituel.

20 juillet - Julie et Coralie reviennent de Boston. Réapparition des gouttes d'eau sur mes mains à Saint-Antoine-l'Abbaye et anniversaire d'Ouram. Je lui offre la coupe avec vingt-cinq paillettes seulement et le livre Ishi. Avant d'emballer ce dernier j'observe, amusée, la goutte d'eau et les deux paillettes dorées dernièrement nées, sur la couverture du livre. Et de vingt-sept...

Une paillette sur le nez d'Ouram et une autre sur mon index droit lorsqu'il me dit :

- Imagine que Coco regarde son doigt et qu'elle découvre une paillette.

Ce scénario se déroulera effectivement mais avec son oreille pour support !

21 juillet - Anniversaire de ma soeur Chantal. Nous sommes du même signe astral. Cinq paillettes dans le creux de ma main. Trente-quatre.

22 juillet - Invitée chez Françoise et Louis pour cueillir des cerises gonflées de jus, je lui donne trois paillettes qu'elle déniche sur le dos de ma main.
Le soir : visite de Robert, professeur de piano, ami de longue date et guide professionnel dans les pays himalayens. La paillette qu'il a sur le front au moment de goûter le cidre s'est peut-être échappée des bulles de gaz ?

23 juillet - Friction énergétique aux pétales de roses suivie d'une relaxation revitalisante.

24-25-26 juillet - En compagnie de Danièle, bref séjour culturel à Paris. Déjà, dans le TGV, mon amie a deux paillettes sur l'aile du nez. Le soir, au restaurant, dans une ambiance italienne et chaleureuse, son visage restera constellé d'éclats dorés pendant une vingtaine de minutes. Beaucoup plus tard, je constaterai, immanquablement, que ce phénomène n'exclut personne à partir de l'instant où il y a échange, écoute, amour, amitié et compréhension. Le plus souvent ces paillettes débarquent comme preuve immédiate de ce que je relate. C'est ce fait-là qui me surprend le plus et retient l'attention de mes interlocuteurs.

27 juillet - Une face argent, une face bleue sur la paillette de ce jour.

 

                                                           *

28 juillet - Les ultimes journées de ce mois sont chaudes et ensoleillées comme une brassée de tournesols. Cet été, encore, je ne me baignerai pas dans le lac de Charavines. La peur du fond, ou plutôt la méconnaissance du milieu aquatique me terrorise. Je déteste ce blocage qui me prive de plaisirs diversifiés. Même le pédalo m'est une épreuve redoutable. Ma relation avec l'eau a toujours été distante. Les gros bateaux en tout genre m'ont jusqu'à présent épargné les roulis et les tangages. La hauteur de leur coque m'a protégée, ou plutôt privée de la proximité et du goût de l'eau. Je me contente donc des piscines. Je présente ma carte d'abonnement au guichet du stade nautique voironnais. La piscine explose sous les rires et les exclamations des baigneurs. Les jeunes sont nombreux et bourdonnent comme les abeilles d'une ruche. C'est un régal d'observer leur vitalité et leur joie et je ne me prive pas de ce plaisir. En début de soirée, le haut-parleur claironnant la fermeture des bassins, me tire hors de l'eau. J'ai nagé des dizaines et des dizaines de longueurs en m'imaginant dans les eaux émeraudes du lac. J'ai inventé des peurs extravagantes, des sensations sans nom, des réactions imprévisibles pour deviner, ressentir, dompter et finalement chasser des appréhensions viscérales. En vain, le lac tranquille, la mer agitée comme l'océan déchaîné me restent inaccessibles.

30 juillet - A l'heure où la ville s'engourdit et s'abîme dans une nuit étoilée, je saisis soudain mon sac de sport. Sans motif apparent ou réflexion quelconque, je le vide de ses affaires : un drap de bain douillet, un maillot de bain désuet et délavé, un fond de shampoing aux oeufs, des chaussettes et ... une centaine de paillettes multicolores ! Ebahie, je reste muette, le visage stupidement figé dans l'entrebaillement du sac. Dans mes pensées surgit, instantanément, le profil de la coupe trop tôt offerte... Sa capacité ne suffirait plus pour recevoir cette avalanche d'éclats brillants, verts, bleus, roses et blancs. Il est presque minuit quand je me décide à les retirer du fond toilé et plus de deux heures lorsque je referme le couvercle de mon pot de porcelaine. Je n'arrive plus à réfléchir. Terrassée par la fatigue, mais surtout par la surprise et le bonheur, je m'endors promptement.

31 juillet - Juste avant de basculer dans le mois de Marie, des moissons et des orages de chaleur, Ouram m'assure que je vais travailler dans le milieu du livre, de l'édition.
Si seulement...


Du 4 au 10 août - Des lambeaux de nuit zèbrent encore la ligne d'horizon. le jour se lève, fractionné par un ciel auréolé de rose. Ouram, sac au dos, m'attend sur la place. Il est cinq heures précises au clocher de Saint-Pierre quand nous prenons la route pour Chartres. La deux-chevaux toute propre luit comme un rubis. Une pile de livres constitue l'essentiel de nos bagages.

L'Abbaye de Fontenay est notre première étape et notre première émotion intense. Nous sommes fascinés par le dépouillement extrême, la simplicité et la clarté de ce lieu. La beauté et la pureté des lignes, le sol en terre battue, l'absence totale d'objets de culte, de sièges, de décoration nous entraînent dans une contemplation silencieuse et un bien-être intérieur immédiat. Seuls quelques tombeaux de pierre sont alignés en bout de nef.

Nous quittons cet endroit à regret en sachant que nous reviendrons ici le plus vite possible c'est-à-dire le lendemain matin. Sur place, de bonne heure, nous avons le privilège de n'être que tous les deux dans l'enceinte lumineuse. Dehors la campagne est verte, l'herbe grasse et fournie. Une serfouette à la main, un homme robuste sarcle consciencieusement les cultures alentour. Un papillon bleu se pose sur ma main. Mon premier réflexe est de le chasser car je crains les insectes volants, si beaux soient-ils. Ouram stoppe mon geste et m'encourage, au contraire, à admirer ce spécimen aux ailes extrêmement fines. Après plusieurs minutes, ce compagnon inattendu n'a pas bougé d'un millimètre. Il se contente d'ouvrir et de fermer ses ailes au soleil. La main à hauteur du visage, je suis immobilisée dans une attitude qui se prolonge. La visite du site se poursuivant dans le musée proche, je décide de le traverser rapidement afin que le papillon ne reste pas prisonnier à l'intérieur. A vrai dire je suis bien la seule à m'inquiéter car celui-ci chemine sur ma peau et refuse de prendre son essor. J'ai le temps de parcourir les salles les unes après les autres sans que celui-ci ne donne le moindre signe d'agitation.

Après un bon quart d'heure, je ressens une crampe au niveau de l'épaule et me résous à secouer la main pour provoquer l'envol de ce paresseux. Il s'agrippe encore et revient se poser sans scrupule. Il ne daigne s'éloigner qu'au contact rugueux d'un rameau que je glisse sous son corps velouté. Ce jour-là, ma répulsion des papillons s'envole avec lui.


                                                        *

Quand nous reprenons la route en direction d'Orléans, nous sommes toujours sous le charme de l'abbaye cistercienne. Le dénuement, voire le vide, la rigueur des lignes et le ton de la pierre, les proportions parfaites de l'ensemble nous ont captivés.
A la mi-journée, nous quittons la nationale et Ouram m'entraîne dans la campagne du Loiret où je distingue bientôt son ancienne ferme. Bordée de champs de céréales, elle est flanquée d'une mare ronde et de granges de pierre. Dans sa jeunesse, Ouram a travaillé et aimé cette terre. Après plusieurs dizaines d'années d'absence, ce retour aux sources le bouleverse. En l'écoutant je remonte dans le temps, dans son temps. En quelques heures j'ai labouré, semé, moissonné, engrangé le blé, le maïs, le seigle, l'avoine, le millet... En fin de journée, j'ai baratté la crème du lait et versé le liquide épais dans les moules à beurre. Le soir, après la traite des chèvres, j'ai fabriqué le fromage et l'ai mis à égoutter sur des clayettes. Demain, je monterai à Paris pour le vendre aux gourmets... Avant d'abandonner ce scénario et ce décor champêtre, nous longeons une parcelle fraîchement retournée et gagnons l'exploitation agricole voisine.

La ferme du père Ricet est déserte, abandonnée. La vieille remise, véritable malle aux trésors de son ami est toujours debout et immuable. A travers les carreaux opaques, envahis de toiles d'araignées trentenaires, il m'énumère le nom des objets hétéroclites entreposés là. Un bric-à-brac inextricable où s'entremêlent ferraille rouillée, lampes à pétrole, dents de herse, colliers de chevaux, klaxons, chaînes ancestrales de vélo etc... L'absence du père Ricet n'est qu'un leurre. L'empreinte de son esprit est tellement tangible dans cette cabane insolite, qu'Ouram l'a captée et laisse éclater sa joie. Foulant le sol de la parcelle qui jouxte cette ferme, il saisit la terre à pleines mains et la laisse couler entre ses doigts avec jouissance :
- Regarde comme elle est grasse, brune, riche ! Et cette odeur ! Mélange indéfinissable de débris de champignons, de feuilles, de bois, de fruits, d'humidité. C'est bon, c'est si bon ! Vas-y, Ourami, marche lentement dans les sillons, comme un escargot. Touche, observe, constate et réalise ce qu'est le principe de vie de la terre.

                                                                                                    *

En reprenant la route goudronnée nous ressentons un grand respect pour cette glèbe. Plongés dans nos pensées nous roulons sans mot, bercés par le sifflet d'une bise se divertissant autour de nous. Subitement une odeur inonde la voiture. Je l'identifie immédiatement : c'est l'eau de cologne ambrée Mont-Saint-Michel, qu'utilisait autrefois mon grand-père paternel. Cette effluve me procure un grand bonheur : elle me restitue son portrait vivant. Alors que je me tourne vers Ouram, je décèle un sentiment particulier dans son regard.

- Tu sens ?
- Oui, bien sûr, c'est...
- C'est inouï. C'est l'eau de cologne du père Ricet, tu sais la Mont-Saint-Michel.

Ce phénomène incroyable nous comble tous les deux pour des raisons et des souvenirs différents. Nous sommes enclins à croire que ces deux sages se sont donné pour nous offrir d'extraordinaires minutes de plaisir.

                                                           *

Le lendemain, à Orléans, aux pieds de l'imposante statue de Jeanne d'Arc, nous discutons d'un sujet remis au goût du jour par la presse locale : l'éthique. A la nuit tombante, sur l'air des bals populaires, nous tournoyons au rythme d'un accordéon véloce. La fête bat son plein sur les places publiques. J'aime ces moments où la musique, quelle qu'elle soit, favorise le rapprochement d'individus très différents. On danse, on rit ensemble, dans l'oubli des différences.

07 août - Debout dès l'aube, je m'apprête à vivre une journée particulière. Une journée d'attention et d'écoute soutenues. Nous partons à la recherche de la parole perdue en nous dirigeant vers la cathédrale. La kabbale, tradition de référence, nous assure de trouver, sur ce lieu uique, un enseignement complet : sagesse, intelligence, science. J'ai le secret espoir, qu'avec le temps, je progresse vers un meilleur niveau de compréhension et de conscience. Nous nous acheminons donc vers le tertre. Pieds nus et vêtue de blanc, j'ai enfilé sur mon sarouel une robe pakistanaise. Aucun bijou, aucun maquillage, pas de sac. Rien. Rien pour être entièrement disponible et libre.

Ne pas cataloguer, ne pas étiqueter, mais simplement constater, est une étape décisive de la transformation de l'esprit. Je m'applique depuis des mois et des mois à considérer chaque événement sans jugement mais, au quotidien, c'est loin d'être facile. Pourtant ces efforts constants, car ils portent sur tous les sujets, produisent des petits bonheurs délicieux. Les personnes ne se sentant ni attaquées, ni critiquées vous inventent des sourires et vous donnent des preuves d'amitié sans pareils.

Mais  nous voici devant l'édifice majestueux, dont le début de la construction remonte à 1134. Embrassant du regard l'ensemble architectural, nous nous approchons lentement du parvis. Notre but n'étant pas de décrypter ou d'interpréter le symbolisme chrétien, nous entamons le tour du tertre dans le sens des aiguilles d'une montre. Les Anciens, c'est-à-dire les templiers-constructeurs, ont utilisé une proéminence pour poser la cathédrale. Pas après pas, nous essayons de ressentir les effets bénéfiques de ce sous-sol millénaire où les peuples d'autrefois se rassemblaient autour du puits celtique en particulier. Le 21 juin pour le solstice d'été. Ces pélerins, venus de tous horizons, bravaient les routes incertaines, simplement pour être sur ce lieu et se recharger en bonnes énergies.

                                                           *

Quand nous descendons dans les fondations de la cathédrale, ou plus exactement dans la crypte de la première bâtisse, nous ressentons très fortement la mémoire de la terre. Là tout est simple, dépouillé, vrai. Sur les murs extérieurs de l'édifice, nous remarquons la répétition incessante du nombre d'or. Les spirales dessinées, sculptées ou gravées sont omniprésentes. Notre phase d'imprégnation posée du lieu a duré presque deux heures et nous a préparés à la visite intérieure. L'église étant destinée depuis toujours aux profanes, nous y pénétrons sans idées préconçues, avec l'esprit, les yeux et le coeur d'un enfant. Pieds nus sur les dalles, nous ressentons très vite des picotements au niveau des chevilles puis des mollets. Le mariage avec le sol s'opère.

Nous ne nous attardons pas à l'ensemble d'images, figurant artistiquement faits et personnages, afin d'éprouver l'effet de la construction. A partir de là, tout n'est qu'harmonie de lignes, de volumes, de couleurs, de sons. Le corps retrouve sa simplicité, sa nature propre. Arrivés au choeur, nous constatons l'effet de balancement découvert, pour ma part, entre les arbres de la Chartreuse de Beauregard. J'ai la sensation d'être bercée dans une nef hissée vers le haut. En rapprochant les mains, sans que celles-ci ne se frôlent, les picotements sont intenses et presques aigus. Il est tard. La lumière se modifie. Depuis plus de six heures nous arpentons les dalles patinées. Nous sommes en accord avec la terre. Cette dernière a un don naturel que les Anciens connaissaient et dont ils jouissaient. Cet endroit est bien vivant. La symbiose entre la terre, l'eau, la pierre et la personne est tangible. Contrairement à ce que je prévoyais, Ouram ne m'a pas étourdie d'explications interminables. Ici, le Verbe cède la place au ressenti. C'est le message que je retiens et que je souhaite faire découvrir à mes amis. Quand nous repassons la lourde porte nous sommes intimement paisibles.

                                                           *

En transcrivant cette journée passée sur le tertre de Chartres un an plus tard, jour pour jour, je ne peux que constater les effets bénéfiques d'une telle démarche sur ma santé et mon enthousiasme quotidien. Le développement de tous ces points positifs n'est pas évidemment le fait d'un seul homme : Ouram. Quelque chose d'inexplicable, et que je ne cherche d'ailleurs pas à éclaircir, s'est produit sur ce lieu sacré. Les siècles écoulés n'ont pas altéré cette magie simple et effective, dénuée de phrases savantes ou de gestuelle obscure. Tout le monde, sans exception, peut puiser une force ou un réconfort gratuits et durables sans se plier à un ensemble de règles ou de cérémonies. Sa seule réalité est suffisante pour ressentir un bien-être réel. Je compare cette sensation à une balade en forêt. Se promenant entre les arbres, on ne réfléchit pas spécialement à l'énergie qui nous inonde. L'ensemble de la nature concourt à notre confort car, là aussi, tout n'est qu'harmonie de proportions, de formes, de couleurs et de sons. Si le contexte diffère, la magie est identique.

La nuit suivant la rédaction de ce chapitre, un rêve très court, mais particulièrement bouleversant, m'a tenue en éveil jusqu'à l'aube.

- Je suis dans un deux pièces modeste en compagnie de quelques personnes. Jésus est là, vivant. Il porte une robe blanche et a un visage d'une infinie tristesse. Ses mains sont liées et je sais que son corps est strié par les flagellations. Il n'a aucune révolte en lui. On sonne à la porte. J'ouvre. Un homme de notre époque, grand et fort, habillé de noir et coiffé d'un chapeau, entre sans dire un mot Il va directement vers Jésus, le fait allonger. Il commence par lui délivrer les mains et lui enlève, les unes après les autres, les bandelettes qui entourent les plaies. Il lui dit : "C'est fini". Je suis émerveillée en constatant, qu'au fur et à mesure que l'homme ôte les bandelettes, le corps de Jésus retrouve une peau saine, parfaite et son visage émacié, un bel ovale. L'homme en noir a terminé. Jésus, debout, resplendit de santé et de sérénité.

Le lendemain, je relate ce rêve à Ouram. Il est peut-être plus ému que moi.

- C'est bien à l'homme de soigner les plaies du Christ, me dit-il.


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